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Concilier régate et tradition, le difficile équilibre…

En amoureux du bois, adolescent fasciné par les photos de Beken immortalisant les grands voiliers du XXè siecle, j’ai toujours rêvé de naviguer sur ces bateaux. Les grands rassemblements estivaux m’ont permis de les admirer. Malgré la beauté de ces parades, leur atmosphère vivante et joyeuse, celles-ci pourraient être comparées à des défilés de concours de beauté. On est loin des courses de vitesse que se livraient à leurs neuvages ces mêmes classe J. Quel pourrait donc être le moyen de garder l’authenticité de ces bateaux tout en maintenant la stimulation de l’innovation et de la compétition? Je m’appuierai ici sur trois exemples de classes de régate actives aujourd’hui et se revendiquant de la « tradition ». Chacune apporte une réponse originale.

MUSCADET

Muscadet

Muscadet

Dans un ordre anti-chronologique, je commencerai par la classe Muscadet, bien connue en France. Ce bateau, dessiné par Philippe Harlé en 1963, était conçu comme un bateau de course-croisière, dont la construction en contreplaqué permettait un tarif abordable. Il ne s’intégrait initialement dans aucune classe particulière. Des exemplaires ont néanmoins rapidement participé aux régates de mini 6.50 notamment. Le succès de ce croiseur lui a permis de maintenir une flotte active et de s’ancrer dans le paysage du nautisme moderne jusqu’à faire partie aujourd’hui de son patrimoine. Dans un souci de préservation, l’Association des Propriétaires de Muscadet a créé en 1996 la « jauge Muscadet ». L’esprit de celle-ci est de garder un budget limité, accessible à des propriétaires moyens; d’assurer la convivialité des régates, tout en laissant le piment de l’optimisation dans une classe de bricoleurs !

Le préambule du texte officiel ci-dessous l’explicite parfaitement :

Préambule :

« TOUT CE QUI N’EST PAS EXPRESSEMENT AUTORISE DANS CE TEXTE EST INTERDIT ». LES REGLES DE CLASSE NE PEUVENT AFFECTER LA SECURITE DU BATEAU QUI EST DE LA RESPONSABILITE DU PROPRIETAIRE.

1.1. Objectifs de la classe :

L’APM a pour objectif de réunir et faire naviguer ensemble les propriétaires de Muscadets dans une ambiance conviviale. Afin de garder cette ambiance exceptionnelle, il nous faut anticiper des excès potentiels tout en permettant l’évolution de notre bateau. Le but de cette jauge n’est pas de contraindre ou de pénaliser les propriétaires de muscadet, mais au contraire de conserver « l’Esprit Muscadet ». Il est donc souhaitable de repréciser les règles de notre jeu afin que la série Muscadet continue à rassembler beaucoup de monde : jeunes, plaisanciers, régatiers ou autres amateurs de sensations liquides … en conservant un budget raisonnable.

Les points suivants sont à noter. Ils ont pour vocation de soutenir un esprit marin, au-delà des aspects techniques :

  • Limitation du nombre de voiles pour limiter les coûts et inciter au prêt de voiles (« d’éviter la multiplication du nombre de voiles par bateau tout en permettant les échanges et les prêts de voiles qui font partie de la tradition muscadet. »).
  • Obligation du moteur pour la sécurité.
  • Obligation du matériel de cuisine pour garder l’esprit croisière et ne pas pénaliser les régatiers dormant à bord.
  • Obligation d’avoir à bord une bouteille de muscadet (clin d’œil sympathique) et une ligne à maquereaux.

Même l’esprit d’équipage est défini : « L’équipage doit être de bonne compagnie et prêt à répondre à toutes sollicitations des membres de l’association lors des diverses soirées. »

Un élément essentiel mis en exergue par le Muscadet est l’importance de l’humain dans la tradition. Le bateau est le support du divertissement en commun et le point de ralliement de passionnés.

CORMORAN

Le Cormoran a été créé en 1930 en baie de Morlaix. Dès sa naissance, il s’agit d’une jauge à restriction pour un usage multiple de régate, de pêche et de promenade. Le préambule du texte de jauge actuel est le suivant :

Par la robustesse de sa construction, ses qualités marines et sa facilité d’échouage il est bien adapté aux sites de la Bretagne Nord. L’objectif fondamental des présentes règles est de conserver le caractère traditionnel de cette Classe et de définir un certain nombre de paramètres garantissant que les performances des bateaux sont suffisamment proches pour que le résultat de la régate dépende en premier lieu de l’habileté de l’équipage.

La construction est libre à l’intérieur des limites fixées pour les coques, appendices, disposition du cockpit, espars, voiles, gréement et accastillage de façon à permettre une certaine personnalisation du bateau, facteur d’intérêt de son propriétaire. 

Cormoran dans la brise

Cormoran dans la brise

Par opposition au Muscadet, l’ « objet bateau » est bien l’intérêt principal du propriétaire. A l’intérieur du cadre fixé, le concepteur et/ou le constructeur sont libres de leurs choix. Les chantiers existent pour certains depuis longtemps. Le défi est donc autant sur l’eau que sous les hangars.

L’ouverture architecturale est essentielle  : l’esprit de la jauge a priorité sur l’application de la règle à la lettre.

En interprétant les règles de Classe ou au sujet d’un point non prévu aux règles, il convient de se référer à l’esprit dans lequel le règlement a été établi plutôt qu’à la lettre de la règle. Toute caractéristique qui s’écarte de l’objectif initial de la conception ou considérée comme contraire à l’intérêt général de la classe peut être déclarée illégale, même si la règle est respectée à la lettre.

Au-delà de la recherche de performance, l’esthétique a une part importante. Deux points notamment le démontrent :

  • L’obligation du mât en bois (facteur technique et esthétique)
  • Interdiction du sponsoring : « Les régates se courent en catégorie « A » de l’ISAF (pas de port de publicité autorisé). Ceci pour préserver le caractère traditionnel du bateau, garantir son esthétique et éviter la dérive vers la course à l’armement dont s’accompagne l’ouverture au sponsoring. »

La jauge préserve ici l’esthétique d’un bateau, conçu dès l’origine pour la course.

CANOT SAINTOIS

Canot guadeloupéen en navigation

Canot guadeloupéen

Le canot traditionnel guadeloupéen offre une troisième approche. En effet, celui-ci est le fruit du développement au vingtième siècle de courses sur la base des canots ayant servi à la pêche et au transport dans l’archipel. Ceux-ci sont aussi appelés canots saintois car ils sont le fruit de l’adaptation des canots creux bretons par les colons à leur arrivée aux Saintes. Comme avec la population, le métissage a donné ici des résultats aussi esthétiques que performants!! Après le développement des bateaux à moteurs, ces canots s’étaient fortement raréfiés. Suivant l’exemple des voisins martiniquais dont le circuit de yoles était très suivi, les guadeloupéens ont relancé un championnat dans les années 90. Une jauge a été écrite afin de faire courir les différentes embarcations à égalité de chance.

La notion de tradition est ici encore plus marquée que pour les exemples précédents car elle est aussi l’affirmation d’une identité et d’un héritage. Ainsi, tout ce qui n’est pas autorisé est interdit et la liste des interdits est importante. On peut noter que le canot doit obligatoirement être construit dans l’archipel. Les matériaux doivent être des bois locaux.

Au-delà du résultat, le mode de construction est surveillé. Le jaugeur doit effectuer plusieurs visites au cours de la construction afin d’en vérifier la conformité. La jauge participe ici de la conservation du savoir-faire. L’introduction de nouveautés technologiques est délicate. La possibilité de l’utilisation de plans a ainsi pu faire débat, étant considérée comme loin des traditions.

Pour autant, le sponsoring est important. Chaque équipage est l’emblème d’un village. Les moyens et la médiatisation poussent parfois à s’éloigner des règles et de l’esthétique.

On voit ici que la tradition à préserver est autant le bateau que la construction et l’image locale. Les choix peuvent prendre un caractère quasi « politique ».

Du canot guadeloupéen au Muscadet en passant par le Cormoran, l’objectif de ces classes est avant tout d’assurer un divertissement à armes égales. Pour autant, le concept derrière le mot tradition est changeant et le patrimoine défendu varie. L’important reste que grâce à ces associations, des bateaux qui auraient sans doute disparu naviguent encore et donnent du plaisir à leurs équipages et aux spectateurs. Croyez-moi, entendre le bois d’un canot chanter en accélérant sur une vague dans le canal des Saintes mérite les longs débats de pharisiens sur l’orthodoxie ou non de l’ajout d’un degré à l’angle d’étrave !

Plus d’informations sur les sites officiels des classes :
Muscadet : Association des propriétaires de muscadet
Cormoran : Association nationale cormoran
Canots guadeloupéens : Comité guadeloupéen de voile traditionnelle

 

Crédits photographiques (Sous licence CC BY-ND 2.0 ou CC BY-NC-SA 2.0):
Muscadet : glemoigne
Cormoran dans la brise : glemoigne
Canot guadeloupéen : Nathalie Bordy

2 réponses à Concilier régate et tradition, le difficile équilibre…